Quoi de plus beau en cette "journée de la femme" qu'un hommage à l'une d'entre-elles !
Et en cette année de commémoration du centième anniversaire de la guerre 14-18, cette histoire est encore plus émouvante...
Elle vous est contée par Emile Pècheur: histoire de sa maman durant ces tristes années !
14-18…Femme de combattant…ma maman.
Le quatre août 1914, mon père reçoit, apporté par le garde-champêtre, un ordre de rejoindre son régiment, le quatorzième de ligne à Liège.
Il venait avec maman d’ouvrir en 1908 une boulangerie au numéro quatre de la rue de Marche. Après un travail acharné, pâte pétrie à la main et four à bois, la boulangerie commençait à être connue et à rapporter de quoi vivre. Ils avaient trois enfants en bas âge : Marguerite (1908) six ans, Joseph (1911) trois ans, Félicien (1913) un an. Il devait tout abandonner et partir au service du Roi. Au moment où papa sort de la maison, maman s’évanouit dans les bras de deux voisines charitables et compatissantes dont les hommes n’ont pas été soldats…le tram n’attendra pas, il part désemparé et gagne la gare du vicinal par le sentier qui jouxte les rails au départ du Fays. Sa longue solitude commence : je sens que moi j’aurais pleuré. L’a-t-il fait ? Mystère, il ne l’a jamais dit : c’était un HOMME mon père.
Mon papa, au service militaire pendant trois ans au quatorzième de Ligne à Liège en 1899. Rappelé sous les armes le 4 août 1914 (15 ans plus tard).
Quelques Borkins également mobilisés attendent le tram. En ce temps-là, n’allaient faire leur service militaire que ceux qui tiraient un mauvais numéro le jour de la remonte à l’Hôtel de Ville. Les villageois du canton y étaient appelés aussi, ils arrivaient avec force guirlandes et ornements d’occasion. Il y avait plus d’hommes qui restaient au foyer que de mobilisés. A partir de Jemelle, à chaque arrêt, le nombre de mobilisés augmentait. Arrivant à Liège des centaines de soldats en civil allaient vers leur caserne respective pour retrouver armes et équipement. Papa retrouve des copains de son service qu’il n’avait jamais revus auparavant. Les compagnies sont recomposées, elles vont être dirigées vers leur lieu de bataille. En rangs, par compagnies, le quatorzième de ligne, levée 1899, monte vers les forts. Les soldats vont creuser des tranchées entre ces forts et y attendre l’ennemi. Ces soldats qui n’ont plus vu un fusil depuis quinze ans vont se trouver face à des jeunes troupes allemandes aguerries et bien décidées à emporter ces positions défensives. C’est par centaines que ces jeunes Allemands s’élancent. Face à la mitraille ennemie quelques coups de fusil partent des tranchées mais les officiers conscients de l’extermination qui va se produire font sonner la retraite. Rassemblement sur la place Saint Lambert à Liège, les officiers ont disparu. « Formez les faisceaux ! Repos ! » Aux trois coins est de la place, les troupes allemandes entrent et sans un seul tir font le quatorzième de ligne, levée 1899, prisonnier. Les vainqueurs conduisent leurs prisonniers, à pied et par étapes jusque Dusseldorf. Après quelques mois au camp de Soltau, nombreux parmi ces Belges iront travailler dans les fermes pour y remplacer les fils partis à la guerre : ça va durer cinq ans. Papa est parmi ceux là.
Au pays, la maman et ses trois enfants ne savent rien de tout ça. La première lettre rassurante arrivera seulement en 1915. Que va faire la maman pour vivre et faire vivre ses enfants. Elle n’est pas assez forte pour faire des pâtes à la main mais elle sait allumer le four et la réserve de bois est bien fournie. Elle va décider de cuire les pâtes que les femmes du quartier vont petit à petit lui apporter pour tourner les pains et les cuire. Les clientes seront de plus en plus nombreuses, même des gens du haut de la ville viendront faire cuire leurs pains chez Marie. Parmi eux, la famille Sternotte, rue Redouté et la famille Schmit, rue du Mont. A la fin de la guerre, c’était devenu une coutume et les fils et les filles aînés venaient rechercher les pains cuits et passaient quelques moments agréables au four ou à la cuisine avant de rentrer chez eux. C’était la « size » au four de Marie. Dans les maies que maman nettoyait pendant la cuisson, il restait des grattures qui lui donnèrent des idées. Au lieu de les jeter sur le fumier, elle acheta un porcelet, le nourrit de ces grattures et de pommes de terre que ses beaux-frères lui apportaient. Quand il fut bien rond et lourd, ce porcelet, elle le vendit et avec l’argent perçu, elle acheta un champ à la « Ptite voye ». Ma maman était travailleuse et économe, elle faisait face. Elle s’en tirait plutôt bien.
Maman a envoyé de nombreuses photos de sa petite famille à mon père prisonnier. Voici la plus belle et la dernière expédiée en 1917. Ma sœur Marguerite, mes deux frères, Joseph et Félicien. A droite la plus jeune sœur de mon papa Marie qui venait souvent tenir compagnie à maman.
La nuit, maman n’est jamais restée seule, la fille d’une voisine, Clémence Alexandre, venait aider maman et dormir. Les deux plus jeunes sœurs de mon père, Annaïs et Marie venaient aussi souvent l’aider et rester la nuit. Un des frères de mon père, Marcel venait couper du bois pour alimenter le four. Fin 1917, Marcel n’arrête pas de couper du bois, il en fait encore et encore. Maman lui dit : « Tu en fais trop. Marcel ! – Ça n’est rien, Marie, tu auras ça d’avance. » Quelques semaines plus tard, Marcel et un groupe de jeunes sont partis. Quatre d’entre eux, Marcel, Jean Spée et les deux frères Colbach sont parvenus à passer la frontière électrifiée de la Hollande, de là sont passés en Angleterre puis en France où ils se sont engagés dans l’armée belge. Marcel et Jean à la cavalerie, les deux frères Colbach à l’artillerie. D’autres jeunes gens furent arrêtés et enfermés à la prison de Marche. La police allemande se rendait chez les parents des évadés. Le docteur Gillet se rend chez ma grand-mère. « Allez ! Marie, mettez-vous au lit, je dirai que vous êtes malade – Vous êtes fou, docteur, je ne suis pas malade » Après d’autres explications, elle s’alite. Le docteur prend un papier qu’il colle sur la porte : TYPHUS. Les deux policiers n’ont même pas sonné, ils ont fait demi-tour sans demander leur reste.
En 1916, les Allemands réquisitionnent une chambre et le souper pour un gradé de leur intendance. Chaque soir il faut lui donner du pain et du café à volonté, les saucisses et autres gâteries, il les apporte lui-même. Il mange sans dire un mot puis se retire dans une chambre au-dessus du four. On n’a jamais entendu sa voix. Un soir comme chaque jour il est à table, maman et Annaïs sont debout de chaque côté de la plate-buse. Sur sa tranche de pain, il étend une tranche de lard aussi épaisse que celle de pain. Ma mère, à mi-voix dit à Annaïs : « Comint ç’k’i n’crève nin don ç’ti la ? ». L’Allemand se retourne et répond en wallon : « i n’pou mô sésse madame, c’ti-ci du crèvè » et il achève son souper sans plus rien ajouter, ayant fini il se retire en silence comme d’habitude. Quand maman racontait ça, elle ajoutait toujours : « Si on m’avèt foutu on côp d’coutê, dju n’orès nin singnè ! »
Pour donner du lait à ses enfants, maman acheta une chèvre et chaque soir quand elle trayait, les trois petits se trouvaient près de la chèvre. A tour de rôle, il buvait la grande tasse de lait tout chaud essayant de se faire des grandes moustaches avec l’écume qui surnageait. En plus, trois fois par semaine, elle allait le soir à la rue du Mont chez la maman de papa chercher deux litres de lait de vache. Elle était toujours accompagnée par Clémence Alexandre. Passant devant la maison qui deviendra la maison du peuple, devenue « komandature » par réquisition, elles voyaient chaque fois la sentinelle allemande en faction, il arrivait que certaines de ces sentinelles leur disent « Bonchour Matame » . Quand elle allait chez sa belle-mère chercher ce lait, les trois petits restaient seuls. Maman étendait une couverture sur le sol près du poêle et les trois s’étendaient bien calmement. Un soir le petit chien, Nana, sauta sur la table, renversa le quinquet qui mit le feu. Ma sœur de sept ans eut le réflexe de saisir la couverture et d’en couvrir ce début d’incendie. Le lendemain, le chef de la centrale qui avait appris la chose vint trouver ma mère : « Marie, je t’envoie un de mes techniciens, il va te raccorder au réseau et te placer deux lampes en bas. – Mais je n’ai pas assez de sous pour ça ! – Tu payeras quand tu pourras ! » C’est ainsi qu’elle fut la première maison du quartier à être reliée au réseau électrique.
Les femmes de combattants et de prisonniers avaient droit à une paire de sabots gratuite. Maman va à l’hôtel de ville pour bénéficier de ce don. Elle est en compagnie de l’épouse de Jules Thiry, prisonnier aussi, qui continue à faire vivre sa ferme avec ses deux fils. Cette ferme est actuellement la résidence de Pol Bozet, rue de la Converserie. Savez-vous ce que le responsable leur a répondu ? Dans un éclat de rire « idiot » il s’exclama : « Mais vous ne faites pas partie des nécessiteuses, vous travaillez, vous n’y avez pas droit ! » Elles se retirèrent confuses et bredouilles. Par respect pour ceux de sa famille qui vivent encore, je ne citerai pas le nom de ce triste sire.
Tous les midis, dans les écoles, les services communaux distribuaient la soupe avec petit pain et boulette. Pour qu’on se souvienne de la chose, les responsables décidèrent un jour de faire une photo de groupe. On donna un petit pain à chaque enfant pour immortaliser ce don de la commune. Photo prise, un des responsables s’aperçut que mes deux frères étaient sur la photo. Il s’empressa de reprendre le petit pain à mes frères. Ces pauvres gosses revinrent en pleurant conter l’histoire à leur maman. Après la guerre, quand mon papa eut repris ses tournées, l’individu en question appela mon père : « Dis, Emile, tu passeras un peu à la maison pour nous mettre de ton pain – Souviens toi de ce que tu as fait à mes gamins pendant la guerre, crapule, tu ne mangeras jamais de mon pain ! »
En octobre 1918, les Allemands vaincus se retiraient par étape emportant avec eux tout ce qu’ils pouvaient et notamment avec des troupeaux de vaches et de chevaux. Ils firent étape avec un troupeau de bestiaux dans une grande prairie près de la chapelle Saint-Roch. Ils avaient ramassé des vaches dans la ville et trois jeunes décidèrent d’aller les reprendre pendant la nuit. Vers minuit, ils se mirent en route et étaient prêts de réussir quand une patrouille survint et ouvrit le feu sur les dérobeurs. Laurent Martin, le frère de maman, fut tué et les deux autres s’en tirèrent sans blessure. Les premières gelées avaient givré le corps du mort pendant la nuit et c’est ainsi que le lendemain matin le père Martin a trouvé son fils qu’il ramena chez lui en brouette.
Depuis le rond-point du cerf jusqu’au Brico Joris, s’étendait une immense prairie coupée en deux par la ruelle de Chermont et longée des deux côtés sur toute sa longueur par deux branches du Nareday (bîe dès rats) qui se coupait en deux à partir de la cour de l’ « Ancien Hôpital » actuel. Ces deux bras sont maintenant couverts. Ma grand-mère paternelle habitait chez sa fille, ma maman, depuis l’année 1917. Elle dormait dans chambre à l’arrière face à la fenêtre et dans les deux coins les lits des enfants. Les Allemands qui reculaient par étape mettaient chaque soir les véhicules et les chariots tirés par les chevaux dans cette grande prairie. Les chevaux y broutaient toute la nuit. Une nuit du début de novembre 1918, un avion français vint lâcher trois bombes sur cette prairie. Les vitres de tous les bâtiments voisins volèrent en éclat : il y eut deux chevaux tués, des dégâts aux véhicules mais pas mort d’homme. Chez maman, non seulement les vitres se brisèrent mais le châssis entier vola sur le lit de ma grand-mère qui fut protégée par l’épais édredon qui recouvrait sa couche. Elle ne fut pas blessée, les enfants à l’abri des murs non plus. Après la guerre quand j’allais rechercher les vaches de et avec le fermier Clément, je me plaisais à sauter dans les trois trous faits par les bombes, non rebouchés et devenus herbeux.
Ma grand-mère maternelle qui fut protégée à la projection du châssis sur son lit au bombardement de 1918 par un très épais édredon.
Les Allemands ne traînaient pas seulement des troupeaux de bestiaux avec eux mais aussi des « troupeaux » de prisonniers français. Chaque soir, le fenil de maman et bien d’autres étaient réquisitionnés pour servir de chambre à coucher à ces prisonniers. Le matin c’était le départ et le soir l’arrivée d’un nouveau groupe. Un jour d’octobre 1918, vers midi, maman vit un prisonnier descendre du fenil, un doigt sur la bouche pour implorer le silence. A mi-voix, il se renseigna : plus d’Allemand pour le moment. Il vivra caché chez elle jusqu’à l’armistice le 11 novembre suivant dans une chambre au-dessus du four. Après la guerre, il envoya une lettre de remerciement et sa photo. Chaque premier de l’an, nous recevions une gentille lettre de « Bonne Année ». J’ai toujours cette photo.
La guerre finie, maman continua le même travail, attendant le retour de l’absent. Cette coutume a duré très longtemps, même après le retour de mon papa. Je suis né en 1921 et j’ai encore vu trois fils de gros cultivateurs venant chaque semaine faire cuire du pain dont les pâtes étaient pétries de leur froment. Début 1919, la « size » chez Marie était encore très fréquentée. La correspondance partant vers les prisonniers et celle qui venait des prisonniers passaient par la Suisse grâce à la Croix Rouge. Des photos de famille partaient vers l’absent, des photos de prisonniers parvenaient aux familles de l’absent: dans une de ses premières lettres mon père apprit ainsi très en retard que sa sœur Irma était décédée. Avant de s’occuper des prisonniers, les puissances victorieuses devaient se partager la Rhénanie qu’elles vont occuper jusqu’au Rhin : ça va prendre du temps. Au début du mois de mars 1919, des milliers de belges furent rassemblés à Hambourg. Après l’embarquement, le navire rejoignit Anvers. Les prisonniers par milliers se rendent dans la gare qui va les conduire à Bruxelles. C’est là que tous ces libérés pleins de joie partent dans toutes les directions. Papa prend naturellement la ligne Namur – Jemelle. Surprise ! les trains ne vont pas plus loin que Jemelle. C’est à pied qu’il va prendre la direction de Saint-Hubert. A un moment donné les « sizeûs » de Marie, qui sont dans la deuxième chambre entendent la porte de rue qui s’ouvre, des bruits de bottes se font entendre : « C’est un Allemand ! » mais la fille qui se trouve face à la première chambre aperçoit la silhouette dans la pénombre et s’écrie : « C’est Emile ! ». La liesse s’empare du groupe et cette « size »-là sera la plus longue de la guerre.
En Allemagne, dans le gros village où papa était, les prisonniers étaient nombreux. Ils se réunissaient le dimanche, aux fêtes ou à la mort de l’un d’eux. Papa est debout, troisième au départ de la gauche.
Ma grand-mère envoyait aussi des photos à son fils. Ici avec des enfants encore au foyer et quatre petits-enfats dont trois sont orphelins de mère.
Emile Pècheur, le 20 février 2014.